— BON, ça suffit pour aujourd’hui. Prochaine séance dans trois jours. Quel jour sommes-nous, aujourd’hui ?

Les voix des enfants s’élevèrent en concert autour de Jeanne comme celles d’une basse-cour excitée par la vue d’un hérisson ou d’une pomme rouge.

— Quel jour ? Quel jour ?

— On ne sait pas quel jour…

— C’est tous les jours.

— Y a pas de jour.

— C’est aujourd’hui.

— Demain c’est demain.

— Dans trois jours ça fait trois jours.

Elle comprenait à peu près leur langage maintenant et ils comprenaient le sien sans effort. Elle était assise dans l’herbe, dans la position du lotus, et Han et Annoa étaient couchés devant elle. Han tenait Annoa par la main et tout autour d’eux, sur l’herbe et les fleurs, les enfants étaient couchés, chaque fille tenant la main d’un garçon, couples momentanés de tous âges et de toutes couleurs.

Jeanne avait commencé par donner les cours d’accouchement sans douleur à la fillette enceinte dans sa propre chambre. Han y assistait, comme il est bon. Et aussi parce qu’il ne se séparait jamais d’Annoa. Dès la deuxième séance, quelques enfants les avaient accompagnés. À la troisième, ils étaient si nombreux qu’ils débordaient sur la place, grimpés sur la fontaine ou plongés dedans, écoutant par la porte ouverte les paroles de Jeanne avec émerveillement, bouches bées, mains ouvertes, et déjà esquissant les gestes qu’elle demandait à Annoa.

Mais il eût fallu se coucher, et il n’y avait pas de place. Les oiseaux bleus tournaient au-dessus d’eux en sifflant et parfois un d’eux se posait dans une chevelure et la picorait, pour le plaisir.

Il n’était pas question de fermer la porte ou d’empêcher les enfants de venir. Ils allaient où ils voulaient, ils étaient les maîtres de chacune de leurs minutes. Les adultes leur donnaient des conseils, des connaissances, mais pas d’ordres. Cela ne faisait pas partie de leur univers.

Pour simplifier les choses, Jeanne décida de faire les prochains cours pour Annoa dans le jardin rond. Elle choisit la plus grande pelouse entourée d’une gloire de mimosas. À la sixième ou septième séance, tous les enfants de l’île étaient là, couchés sur l’herbe, grimpés sur les arbres, groupés par bouquets, assis, à genoux, debout, formant autour d’elle et de Han et Annoa une corolle pareille à celle d’une fleur de mer, qui est une fleur et aussi une chair.

Jeanne se leva et essaya de sortir du jardin. Mais la masse mouvante des enfants dressait devant elle un mur. Il s’ouvrait sans difficulté mais se refermait sans cesse. C’était une foule dense et mouvante et belle de sa chair neuve et nue, mais une foule, dont l’épaisseur était le caractère naturel. Ils étaient là, ils arrivaient, ils partaient, ils étaient toujours aussi nombreux, et cela ne les gênait pas plus que les grains d’une grappe, mais Jeanne se sentait comme une abeille coincée au milieu d’eux.

« Je fais de la claustrophobie », se dit-elle. Mais ce n’était pas cela, et elle le savait. C’était la Densité. Adultes et enfants, ils étaient trop nombreux pour le volume qu’ils occupaient. Elle ne pouvait pas faire un pas, jamais, nulle part, sauf dans les profondeurs des machines, sans croiser plusieurs personnes, et en croiser encore plusieurs au pas suivant, et en sentir qui marchaient derrière elle, et à gauche, et à droite, et voir devant elle des dos et des nuques. Et partout les enfants couraient et se faufilaient parmi les adultes, bouchant les vides, têtes brunes, têtes blondes, mouvantes à mi-hauteur du courant. Un arrivait et partait, un autre était déjà là. Parfois, elle posait sa main, au passage, sur une épaule tiède, sur des cheveux frais. Et parfois l’enfant lui prenait la main dans les siennes et l’embrassait ou la frottait contre sa joue. Il riait, il était déjà parti…

L’affluence, partout dans les rues de l’île, rappelait celle des couloirs du métro parisien vers cinq heures du soir. Heureusement les gens ne couraient pas, ne se bousculaient pas, ne portaient pas sur le visage cette expression hagarde des travailleurs du Monde se déplaçant en hâte entre leur travail et leur logis, toujours tirés, toujours poussés, toujours pressés, courant vers le bout de leur vie. Les gens de l’île étaient non pas nonchalants mais détendus, non pas insouciants mais délivrés des soucis. Leur foule n’était ni agressive ni indifférente, on pouvait à tout instant y rencontrer un sourire ou un regard attentif. Mais c’était une foule. Et on n’en trouvait le bout nulle part. Jeanne éprouvait parfois l’envie folle de la bousculer, de se mettre à courir en l’ouvrant à deux mains comme de l’eau pour en sortir et se hisser sur le rivage désert. Il n’y avait pas de rivage désert. L’île était un bocal plein. La foule dans les rues ne composait qu’une partie de son contenu. Il y en avait toujours une partie plus grande encore occupée à des tâches ou des recherches dans les locaux.

Ce qui empêchait Jeanne de suffoquer, c’était le vent, présent partout, en tourbillons légers et cabrioles, et qui apportait tout à coup la voix de la cloche. Le vent et la cloche faisaient disparaître le plafond et les murs. Ils semblaient venir d’un paysage familier, ouvert, dont on se souvenait et qu’on allait retrouver, là, au prochain tournant…

— Vous êtes trop nombreux, dit-elle à Roland. Vous n’auriez pas dû faire autant d’enfants. Quand ils auront doublé de taille et de volume vous allez éclater…

Il était venu lui apporter sa dose de rappel de C41. C’était un peu de liquide trouble au fond d’un tube à essai bouché par un tampon de coton. Elle le but dans un demi-verre d’eau, avec du miel. Il y avait dans les jardins de l’île les plus belles ruches du monde, dont les abeilles avaient à leur disposition des fleurs innombrables et perpétuelles. Les abeilles faisaient bon ménage avec les enfants, se posaient sur eux, leur butinaient les lèvres. Les enfants, quand elles les importunaient, les écartaient de la main avec quelques mots d’engueulade, comme un copain casse-pied. Ils ne les tuaient pas, ils n’en avaient pas peur, elles ne les piquaient jamais.

Roland sourit :

— Nous allons éclater… Tu dis « vous »…

Tu fais partie de nous, maintenant…

Elle hocha la tête, elle dit doucement :

— Non…

Non, elle ne faisait pas partie « d’eux ». Il aurait fallu pour cela que fût comblé le fossé entre elle et Roland. Et à chaque pas que Roland faisait vers elle, elle reculait… Elle vivait dans l’île, elle savait qu’elle ne pouvait plus en sortir, mais elle y était entrée comme un projectile, et elle y demeurait un corps étranger. La solution, c’était peut-être cela, ces quelques gouttes de bouillon de culture, qui lui permettraient d’échapper lentement à la torture des souvenirs, de s’éloigner pas à pas de la tentation de l’impossible et de sortir enfin de l’île par la seule porte permise… Si elle voulait bien rester entrouverte, au moins pour elle.

— Cela fait trois mois et six jours que je suis arrivée… Et je ne vois toujours pas le rouge la nuit…

— Tu es contente ?

— Oui…

Il se leva du fauteuil couleur de tabac qui se replia derrière lui. Il se mit à marcher de long en large dans la chambre de Jeanne. « De long en large », cela ne faisait pas beaucoup : trois pas, demi-tour, trois pas, demi-tour… Un appartement, pour un « Chercheur » isolé comme Jeanne, c’était une petite chambre, un bureau minuscule, une salle de bains-cuisinette où on n’aurait pas pu casser un œuf sans se cogner les coudes aux murs, et où on se baignait debout. Avec, au ras des plafonds, les fentes par où entrait et sortait, en silence, le vent…

— Tu serais heureuse de vieillir et de mourir ?

— J’ai vieilli. Et je n’en suis pas heureuse. C’est tout…

— Mais moi aussi, je…

Il s’interrompit. Non, évidemment, ce n’était pas vrai… Il avait pris de l’âge, il n’avait pas vieilli.

— Pourtant… il me semble que de nous deux c’est toi la plus jeune… Moi je sais que j’aurai peut-être un jour mille ans, et il me semble que je les ai déjà… Tandis que toi, toi… Tu es encore fragile comme une gamine… Je veux dire une gamine du Monde… une petite fille qui s’enrhume et qui attrape la grippe… Jeanne !…

Il lui tendit ses deux mains et s’inclina vers elle. Elle était assise au bord du lit. Elle ne bougea pas et le regarda de bas en haut, glaciale, parce qu’elle avait besoin de se glacer elle-même, d’étouffer cette flamme d’espoir stupide que de temps en temps un geste ou quelques mots de Roland allumaient. Comme la fleur sur le cadavre de l’Inconnu. Exactement…

— Ne sois pas idiot…

— C’est toi qui es idiote !…

Il s’assit à côté d’elle sur le lit, à sa gauche, et mit tendrement son bras droit autour de ses épaules. Elle sentit son cœur faire un saut de grenouille dans sa poitrine. Elle esquissa un mouvement en avant pour se dégager mais son courage s’effondra, elle se laissa aller. En fermant les yeux, elle appuya sa tête contre l’épaule de Roland.

— Roland… Roland… je t’en prie… Ce n’est pas possible. Tu le sais bien. Tu te souviendras toujours de ce que j’étais…

Il essaya de répondre, mais il n’y avait rien à dire. Il ne pouvait pas oublier. Ce qu’il ne pouvait pas oublier c’était justement ce qu’il essayait de retrouver… là, dans son bras… c’était elle… Elle était là… Mais celle dont il se souvenait, où était-elle ? Pour aimer Jeanne il devait d’abord ne plus se souvenir d’elle…

Il ne chercha plus à se convaincre ni à la convaincre. Il s’appuyait à elle comme elle s’appuyait à lui, chacun avec sa propre peine et leur peine commune. Ils se taisaient, il n’y avait plus rien à dire… Mais quelque chose de leur vieille intimité venait de renaître. Simplement le réconfort d’être ensemble dans la même chaleur de leurs corps appuyés l’un à l’autre, et de se comprendre sans avoir besoin de parler. Jeanne avait rouvert les yeux, ils regardaient en face d’eux le mur blanc, le mur à peindre, il y en avait un dans chaque chambre, où chacun pouvait peindre ce qu’il voulait, puis l’effacer ou le garder. Jeanne n’avait rien peint, le mur était blanc, le mur attendait. Par la porte qu’elle avait laissée ouverte, exprès, le vent leur donna deux papillons. Ils avaient deux ailes brunes et deux ailes bleues, semées d’une centaine de petites taches blanches rondes. Ils dansaient et palpitaient dans l’air, chacun tournant autour de l’autre, comme les deux mains de l’amour, et le vent léger les emmenait avec lui dans sa ronde, c’était une fleur dans l’air, une flamme bleue et brune, une seule, ils étaient deux mais ne se séparaient pas, le vent qui les avait apportés les remporta.

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